C’est au cœur d’un rêve lucide que j’ai rencontré pour la première fois Alejandro Jodorowsky*, le réalisateur de Poesia sin Fin…J’en ai profité pour réaliser cette interview extra-ordinaire** et partager avec vous sa vision de l’acte poétique…
Qu’est ce que vivre en poète ?
D’abord, ne pas craindre, oser se donner, avoir l’audace de vivre avec une certaine démesure. Huidobro disait « Pourquoi chanteriez-vous la rose, ô poètes ? Faites la fleurir dans le poème ». Lui et Néruda avaient commencé à sortir de la littérature pour participer aux actes de la vie quotidienne avec le parti pris esthétique et rebelle propre aux poètes.
Un exemple d’acte poétique que vous avez réalisé
Lihn et moi avions un jour décidé de toujours marcher en ligne droite, sans jamais dévier. Nous marchions sur une avenue et arrivions devant un arbre. Au lieu de le contourner, nous grimpions en haut de l’arbre pour y continuer la conversation. Nous étions parvenus à nous jouer de tous les obstacles. Petit à petit nous en sommes venus à des actes plus forts. Nous avions décidé de créer notre propre ville imaginaire à côté de la ville réelle. Pour cela il nous a fallu procéder à des cérémonies d’inaugurations selon notre fantaisie. L’important était de nommer les choses : en leur attribuant des noms différents, il nous semblait les changer.
Et vos parents, comment voyaient ils ça ?
Mon père pratiquait la psychomagie sans le savoir : il était persuadé que plus il avait de marchandises, plus il en vendrait. Il fallait donner aux clients une impression de surabondance. Fut un temps où il avait derrière lui une rangée de tiroirs censés contenir des monceaux de chaussettes. Il faisait dépasser une chaussette de l’un des tiroirs, si bien qu’on avait l’impression qu’ils étaient bourrés à craquer, alors qu’il n’y avait strictement rien dedans. Un jour où le magasin était plein de clients, l’un de mes amis ivres s’est mis à ouvrir tous les tiroirs. Puis il a fait un poème proclamant que mon père était un homme exceptionnel, comparable aux grands mystiques : comme eux, il vendait du vide ! Chaque fois qu’un tel acte survenait, ma famille subissait un choc, suivi d’un silence puis d’une grande perplexité. Ils étaient dépassés et croyaient vivre un rêve éveillé, tant c’était extraordinaire, hors des limites de l’existence habituelle. Je les aimais mais je voulais de toute la folie de ma jeunesse faire éclater les limites. Ces actes les secouaient, les obligeaient à s’ouvrir. Que faire d’autres face à l’inattendu. Les gens dits raisonnables, ceux qui croient à la réalité et à la solidité de ce monde, ne posent pas d’actes fous. Mais au Chili la Terre tremblait tous les six jours. Le sol même du pays était convulsif. Si bien que tout le monde était sujet à un tremblement physique et existentiel.
Avec le recul comment voyez-vous ces actes aujourd’hui ?
L’audace, l’humour, une aptitude à mettre en cause les médiocres postulats de la vie ordinaire et un amour de l’acte gratuit. L’acte poétique doit être beau, esthétique et se passer de toute justification. Il peut aussi véhiculer une certaine violence. L’acte poétique est un rappel à la réalité : il faut faire face à sa mort, à l’imprévu, à notre ombre, aux vers qui grouillent en nous. Cette vie que nous voudrions raisonnable est en réalité folle, choquante, merveilleuse et cruelle. Notre comportement que nous prétendons logique et conscient est en fait irrationnel, fou et contradictoire. Si nous regardions lucidement notre réalité, nous constaterions qu’elle est poétique, illogique, exubérante.
L’acte ainsi conçu n’a t’il pas une valeur purificatrice et thérapeutique ?
Bien sûr que si ! Si l’on réfléchit, notre histoire individuelle est constituée de mots et d’actes. La plupart du temps, les gens se contentent de petits actes minables, jusqu’au jour où ils craquent et sans aucun contrôle, se mettent en colère, cassent tout, profèrent des insultes, se laissent aller à la violence, vont parfois jusqu’au crime. Si un criminel en puissance connaissait l’acte poétique, il sublimerait son geste meurtrier en mettant en scène un acte équivalent.
Il y a là une outrance qui n’est sans doute pas sans danger ?
C’est exact. La société a mis des barrières pour que la peur et son expression, la violence, ne surgissent pas à tout moment. C’est pourquoi, lorsque l’on pose un acte différent des actions ordinaires et codées, il importe de le faire consciemment, d’en mesurer et d’en accepter d’avance les conséquences. Poser un acte est une démarche consciente visant à volontairement introduire une fissure dans l’ordre de la mort que perpétue la société, et non la manifestation compulsive d’une rébellion aveugle. Il convient de ne pas s’identifier à l’acte poétique, de ne pas se laisser mener par les énergies qu’il libère. L’acte poétique permet d’exprimer des énergies d’ordinaire refoulées ou dormantes en nous. L’acte non conscient c’est la porte ouverte au vandalisme, à la violence. L’acte poétique doit toujours être positif, aller dans le sens de la construction et non de la destruction.
Au lieu de vider tous les tiroirs de mon père, nous aurions dû arriver en procession avec un chargement de chaussettes, et lui remplir ses boites afin que son rêve devienne réalité !
+ d’infos :
*Personnalité inclassable, chilien d’origine russe, Alejandro Jodorowsky est cinéaste (la montagne sacrée, el Topo, Le voleur d’arc en ciel…), dramaturge, scénariste (BD), tarologue, et fondateur avec Arrabal et Topor du concept de théâtre panique. Son prochain film « L’art de Guérir » fait actuellement l’objet d’une campagne de financement participatif
**Interview extrait du livre « Le théâtre de la Guérison » publié dans la collection Espaces libres chez Albin Michel
NOUVEAU A OLORON :
Pique Nique Poétique tous les 1er Vendredi du Mois à 12h30 à la terrasse du PMU (repli au Café des possibles si pluie)
Merci Alexandro pour ces temps de vacance où nos âmes se sont fait des sourires
Jean Jacques Cuvillon
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