Article de George Amar
Je voudrais vous proposer quelques réflexions et directions de travail pour un élargissement de l’œuvre d’art plastique. Au point de départ, il y a le sentiment d’insatisfaction (le mien en tous cas, et je ne crois pas être le seul) devant ce que sont aujourd’hui la plupart des œuvres. Il ne s’agit pas de se livrer à une critique en règle, mais de constater qu’une sorte de gratuité, touchant parfois au sublime, mais plus souvent à la futilité, semble désormais marquer l’activité artistique en tant que telle. Comme si elle s’était progressivement vidée de tous les grands enjeux vitaux de l’humanité, qu’ils soient d’ordre mythique, scientifique ou sociologique. Quelques théoriciens, déprimants mais au moins conséquents, vont jusqu’à suggérer que le seul enjeu restant de l’art est «le nom de l’art». Cela signifie sans doute qu’un cycle s’achève, se referme. Nous sentons tous bien qu’il est temps d’en sortir. Sortir – à l’appel d’un Dehors, que l’art, à son plus haut, a toujours su entendre.
Mais le degré d’enfermement (y compris dans l’art) n’est-il pas aujourd’hui plus élevé, plus insidieux, plus invisible que jamais? La Figure du dehors, qui avait nom terra incognita, c’est elle qu’il faut renouveler et rétablir au centre de la culture. Cette figure, qui pourrait constituer le Grand Motif d’une culture désormais mondiale et revenue (on l’espère) des idéologies politiques, et (on en est moins sûr) religieuses, n’est-ce pas tout simplement la Terre, la Terre elle-même, la Terre habitée, animée, dont nous faisons partie et que nous savons si peu aimer? Telles sont les intuitions fondamentales de la géopoétique. Leur résonance dans le champ des arts plastiques est évidente et peut y avoir des effets profonds. Selon moi, en effet, une orientation géopoétique des arts plastiques suppose une transformation radicale de la conception même de ce qu’est et de ce à quoi sert une œuvre plastique, de son sens au sein d’une culture qui elle-même repense et renouvelle son rapport au monde. Cela dépasse de loin toute question de style, de forme ou de mode d’expression. Toute tentative strictement «artistique», insuffisamment instruite et consciente de cet enjeu culturel, tourne court assez vite, lorsqu’elle ne débouche pas sur un enfermement encore plus grand dans le cercle de l’art. Peut-être aujourd’hui ferions-nous mieux de mettre un peu de côté le mot, le «nom» de l’art, mais pour nous souvenir que l’art a toujours été un ferment d’ouverture de l’humanité, le lieu d’une énergie et le désir d’une rencontre. Car il n’est pas question de jeter le bébé avec l’eau du bain, ou de tomber dans l’anti-art, ni de se contenter d’attitudes contemplatives, quand bien même elles seraient «respectueuses de la nature». C’est un rapport actif au monde que nous avons à réinventer. L’art plastique joue un rôle particulièrement important à cet égard, parce qu’il est, du fait de son rapport étroit à la matière, celui de tous les arts qui reflète le plus directement l’action humaine terrestre, le faire humain, dans toute son ambivalence.
Telles sont les raisons qui me conduisent à considérer I’œuvre plastique selon la perspective suivante:
1) la concevoir autrement que comme «appartenant au monde de l’art», et, plus précisément,
2) concevoir l’œuvre plastique comme forme pratique de rapport au monde. Je ferai appel pour cela aux deux grandes catégories de rapport au monde que sont l’instrument et le signe.
2.
La première piste que je vous propose, et ce n’est ni une provocation ni une métaphore, même si la formulation en est peut-être provisoire, c’est de concevoir les œuvres plastiques comme des instruments. Ou de concevoir (et de pratiquer) le travail plastique comme invention d’instruments. Je sais que cette proposition peut paraître terriblement réductrice, tant la notion d’instrument est devenue synonyme d’utilitarisme sec, voire de domination brutale de la nature.
Pour contrebalancer cette image, pensons à ces merveilleux instruments d’exploration, de connaissance, de voyage que sont les cartes. La carte, objet plastique autant que linguistique, illustre parfaitement la relation complexe de l’instrument avec le monde. Il n’y a pas de carte sans territoire, sans terre – c’est d’ailleurs pourquoi les cartes sont toujours intéressantes -, mais, à l’inverse, y a-t-il vraiment terre sans carte, ne serait-ce qu’une carte rudimentaire, qui se contenterait de dire: par là dans la direction du soleil couchant, très loin, il y a une grande, grande île…? On peut d’ailleurs noter ici quelque chose d’assez énigmatique, sur lequel il faudra revenir: comment se fait-il que les cartes rudimentaires, celles sur lesquelles il y a beaucoup de blancs, nous paraissent souvent plus suggestives, plus parlantes, plus poétiques…?
Les instruments conservent une vertu d’ouverture qui fait de plus en plus défaut aux œuvres d’art. Pas n’importe quel instrument me direz-vous. Pas la machine à laver la vaisselle, ou la raffinerie? C est la question que posait René Daumal:
«Ah! si les savants d’aujourd’hui, au lieu d’inventer sans cesse de nouveaux moyens de rendre la vie plus facile, mettaient leur ingéniosité à fabriquer des instruments propres à tirer les hommes de leur torpeur»
D’une manière générale, il y a deux raisons pour lesquelles je m’intéresse à la notion d’instrument. La première, c’est qu’elle a une vertu en quelque sorte astringente et qu’elle suggère une attitude active, loin de toute complaisance esthétisante. La seconde, c’est que le statut roturier dans lequel nous tenons l’instrument, qui va parfois jusqu’à l’anathème jeté sur la technique par l’aristocratie de la pensée, n’est que le symptôme d’une crise profonde. Notre civilisation dispose d’un «pouvoir de faire» incomparablement supérieur à tout ce qui l’a précédé; et jamais non plus ce pouvoir n’a semblé aussi contestable, aussi dangereux. Or ce qui est en cause, ce n’est pas tant la science ou la technologie en tant que telles, qu’une logique de production (de connaissances autant que de biens de consommation) qui semble n’avoir d’autre principe que la loi du marché, et d’autre horizon que la transformation et le dépassement indéfinis des données naturelles. Une logique du faire qui s’accompagne d’une désacralisation du geste humain, au sein d’une culture endogame qui n’a plus de dehors, ni dieux ni monde, avec qui dialoguer, à qui adresser ses productions.
C’est bien dans ce contexte d’une crise d’ordre culturel de l’action productive humaine qu’il faut réfléchir au rôle des arts plastiques. Produire, fabriquer, construire, élaborer des formes, c’est le sens de cette dimension fondamentale de la présence de l’homme sur terre qui est aujourd’hui à repenser. Dans cette réinvention d’homo faber, à laquelle les arts plastiques peuvent contribuer très directement, se joue le renouvellement du rapport de l’homme à la terre, car ce rapport ne saurait être conçu sous le seul mode de la pensée et de la parole. À cet égard les diverses formes de minimalisme (J’entends par là le souci d’intervention aussi limitée que possible sur la nature) tendent plutôt à éluder qu’à affronter la question d’une géopoétique «appliquée». Pour autant, l’essentiel est moins de produire (il faut même plutôt résister à la frénésie de «création» d’autant plus prolifique qu’elle est déboussolée) que de situer toute action, toute production dans une véritable perspective, culturellement riche, qui vienne de loin et porte loin. Une orientation (géo)poétique.
3.
Ce qui nous intéresse dans l’instrument, c’est que des objets et des gestes puissent ou non intensifier et élargir notre rapport au monde. Les modalités principales de ce rapport, à la base d’une «géopoétique appliquée», sont l’habitation et l’exploration de la terre.
Les deux grands instruments que sont la maison et le bateau sont souvent dans une relation d’analogie voire d’anamorphose réciproque, Habiter et voyager ne sont pas opposés mais les deux faces d’une même relation géopoétique à la terre. Habitat miniature, l’habit est déjà un véhicule: on se souvient du tableau de Van Gogh représentant une paire de chaussures, peinture qui exprime peut-être mieux encore qu’un paysage le rapport du peintre à la nature. Je pense aussi à ce poème de White: Le corps absolu s’éveille enfile chemise et pantalon / et s’en va par les rues. La première fois que j’ai lu ce poème j’ai été un peu surpris qu’un corps «absolu» ait besoin de chemise et de pantalon. Une nudité radieuse ne lui siérait-elle pas mieux?
J’ai aussi toujours été intrigué par ce vers de Cendrars: Sur la robe elle a un corps (je me suis même demandé s’il ne s’agissait pas d’une coquille!). Ces exemples suggèrent bien en tout cas que le vêtement (à commencer par la peau!), dans son principe, ne restreint pas mais au contraire augmente le rapport du corps au monde. Il n’y a pas d’équipée sans équipement, pas d’appareillage sans appareil, pas d’habitation sans habitat. Pas de voyage sans bateau, cane et boussole, instructions et instruments.
Poursuivons notre petite anthologie d’instruments géopoétiques, en quittant le registre vestimentaire. Ainsi White rapporte dans Le Plateau de l’Albatros, le dialogue entre un musicien italien et une femme amérindienne, à propos d’un instrument de musique imaginé, constitué de cordes tendues en travers d’un trou creusé à même le sol. Ils tombèrent d’accord pour nommer cet instrument «les voix de la terre».
Par analogie lointaine, il me revient en mémoire ce texte du Talmud où il est question de la lyre du roi David. Un vent du nord, dit le texte, faisait résonner la lyre à minuit. David s’éveillait alors, étudiait et composait des psaumes jusqu’à l’aube. Ce, vent était celui de la Schékhinah, cette mystérieuse présence féminine et diffuse de Dieu sur la terre, qu’évoque discrètement la tradition cabaliste.
Pour revenir plus près de nous, j’ai vu il y a peu de temps, dans une exposition consacrée à l’art urbain, un projet intitulé Détecteur d’ange. C’est une lampe couplée à un dispositif technique, qui s’illumine dans le silence, et s’éteint dès que le bruit ambiant dépasse un certain niveau.
Aucun de ces exemples n’est complètement convaincant. Trop allégoriques. Je crois que j’aime encore mieux la merveilleuse invention de la boussole. Ou encore la triple invention du pinceau, de l’encre de chine, et du papier de riz. Peindre, c’est «refléter le souffle vital», pour citer le premier des six principes énoncés par le Ku Hua-Pin’Lu à l’aube de la tradition picturale chinoise. Tout au long de cette tradition les peintres ne se lassent pas de répéter que c’est et ce n’est pas seulement une affaire de pinceau – ce sublime «unique trait de pinceau» dont Shitao, le «moine Citrouille Amère», a formulé la théorie au XVIe siècle. Le, peintre est tout autant l’homme de «la montagne et l’eau» (idéogramme chinois pour paysage). Ou mieux encore, l’homme qui lie montagne-et eau à encre-et-pinceau, en faisant circuler de l’un à l’autre le même souffle vital…
Un instrument géopoétique a toujours à faire avec ce «souffle vital», qui peut prendre les noms et les formes les plus divers, désigner les substances et les énergies les plus subtiles, jusqu’à la pure lumière, physique et métaphysique communes au peintre, au poète et au penseur… En fait, lorsque je suggère de considérer toute œuvre plastique comme invention d’instruments capables d’élargir et de renouveler nos modes d’habitation et d’exploration de la terre, je ne veux pas dire qu’il faille nécessairement se mettre à fabriquer des marteaux ou des compas, et encore moins des simulacres d’outils ou de machines. Un instrument – et la manière dont on s’en sert, les gestes, procédures ou rites auxquels il est associé – est un moyen de découvrir ou d’inventer de nouveaux aspects de la terre, de nouvelles possibilités de vie, de nouvelles ressources existentielles.
Non pas sur un plan purement allégorique, mais aussi concrètement qu’une boussole invente le champ magnétique terrestre et de nouvelles pratiques de voyage.
En vérité, ces questions dépendent pour une large part de la représentation que nous avons de ce qu’on appelle «la terre». Rien ne serait plus faux que de la concevoir comme une liste finie de choses objectives, plus ou moins réductible à quelque tableau de Mendeleïev, ou à une mappemonde globale. La terre n’est pas un globe; ni un composé chimique, ni un écosystème, fût-il hypercomplexe. La terre n’est pas une chose. Elle est physique et métaphysique. Je crois qu’il serait très naïf de notre part de croire que c’est par naïveté ou ignorance que les hommes ont toujours imaginé que la terre est habitée de forces, d’esprits ou de dieux (même si ce vocabulaire, manifestement, ne nous convient plus). La terre n’est pas un donné, une collection de data, ou un réservoir de matières premières. Il n’y a pas de monde sans sur-monde. Un artiste apparemment aussi peu suspect de lyrisme que Marcel Duchamp a dépensé un trésor d’énergie à la recherche d’une «quatrième dimension».
Même Thoreau semble parfois l’évoquer:
«Au début, je n’entendais que des sons isolés; mais quand ceux-là cessèrent, j’étais conscient du chant général de la terre… et je me demandais si, derrière ce chant-là, ne s’en cachait pas un autre, encore plus universel.»
Peut-être que la chose la plus difficile à faire pour nous aujourd’hui est de désapprendre à voir la terre comme un objet, sans pour autant tomber dans un quelconque spiritualisme qui tôt ou tard sacrifie le monde au profit d’un soi-disant autre monde. Peut-être s’agit-il de redécouvrir la phusis des anciens grecs, toujours solidaire des puissances mythiques, ou le tao des anciens chinois, où la chimie n’est jamais bien loin de la poésie…
4.
On ne peut parler d’instrument qu’en relation avec. les ressources que celui-ci permet de mobiliser. Cette notion de ressource, tout comme celle d’instrument, doit être remise dans une perspective géopoétique, sous peine de rester confinée dans un écologisme techno-politique d’intérêt limité. Le monde n’est pas un réservoir de «ressources naturelles», renouvelables ou non, qu’il s’agirait seulement de gérer rationnellement. Les ressources ne sont véritablement vitales que si elles constituent un facteur de croissance réelle pour un être complet, corps et âme, si elles nourrissent la pensée en même temps que le corps, si leur pouvoir matériel s’accompagne toujours d’une puissance expressive.
Dans un ouvrage intitulé Approche écologique de la perception visuelle, le psychologue américain James Gibson introduit, pour caractériser les modes pratiques de relation d’un individu à son environnement, la notion d’affordance qu’Augustin Berque propose de traduire par «prise» (les prises de l’alpiniste par exemple). L’intérêt de cette notion est son caractère simultanément subjectif et objectif, puisqu’elle désigne un élément non détachable du monde extérieur, mais qui ne devient une prise que par la signification que lui donne et l’usage qu’en fait un individu. Une ressource géopoétique est toujours, en plus d’une éventuelle richesse matérielle, un langage grâce auquel un être organise et élargit sa relation au monde. Le bison était certainement plus que de la viande pour les Indiens des plaines… En un certain sens, n’importe quoi, n’importe quelle chose est susceptible de devenir une ressource, à condition d’être «inventée» par un être capable de s’en faire une «alliée». C’est en ce sens que la terre – c’est-à-dire tout ce qui existe – est la grande ressource. À condition de ne pas réserver ce statut potentiel de ressource à un nombre limité de choses préalablement déterminées.
Nous rejoignons ici la question d’une «économie poétique» chère à Thoreau et à -White. Le concept de base de l’économie est celui de richesse, comme l’indique bien le titre du livre inaugurai d’Adam Smith, La richesse des nations. Or, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, l’économie, qui devrait être le lieu de la création de richesse, est plutôt celui de la création de pénurie ou de pauvreté. Cela est dû à une sorte de maladie du désir (bien analysée par René Girard), particulièrement encouragée dans notre civilisation, qui consiste à n’être capable de désirer que ce qui est déjà désiré par autrui.
D’où compétition, rareté, pénurie, manque. Paradoxe illustré par le syllogisme bien connu: «Un cheval bon marché, c’est rare. Or tout ce qui est rare est cher. Donc un cheval bon marché c’est cher.» Il y a pénurie lorsque tout le monde désire les mêmes choses. Cela se produit lorsque que les catégories de choses désirables et réjouissantes sont limitées et surtout déterminées a priori. Or la désirabilité est une affaire poétique. Thoreau n’était pas riche parce qu’il n’avait pas de désirs, mais parce qu’il était le seul à savoir tirer une infinie jouissance de la possession d’une cabane de deux mètres sur trois au bord de l’étang de Walden. Le poète est celui qui élargit le champ du désirable, il enseigne cet élargissement même.
La géopoétique est l’art de rendre la terre désirable, toute la terre dans ses innombrables aspects ou «ressources». Toutes les pierres sont précieuses, sont philosophales, ou peuvent le devenir. Un bon exemple d’une telle création poétique de ressource est ce que l’historien Alain Corbin a appelé «l’invention du rivage» – lieu honni et considéré comme hideux et puant pendant des siècles. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les peintres et les poètes découvrent et explorent ce Territoire du vide (titre de l’ouvrage de Corbin), bientôt suivis par les médecins qui lui trouvent maintes vertus thérapeutiques, et beaucoup plus tard, par les agences de tourisme…
Le propre d’une ressource géopoétique est de constituer simultané ment un moyen de vie et un moyen de pensée. Un arbre n’est pas seule ment «du bois», et peut-être l’est-il d’autant mieux lorsqu’il est simultanément une figure de la pensée ou du mythe. Vous devez connaître ce haïku de Bashô:
«Si tu veux connaître le pin, deviens le pin.»
C’est la grande leçon de la peinture chinoise, que Matisse est peut-être le peintre occidental à avoir le mieux entendue. Pour peindre un arbre, il faut «monter» avec ses branches. Ce que le peintre apprend de l’arbre, ce n’est pas seulement à dessiner un arbre; il apprend à «pousser»; il apprend le processus de croissance, non pas en tant que principe biologique théorique, mais comme principe du monde visible. On remarquera que Matisse dessine rarement les racines de l’arbre. Ce qui intéresse d’abord le peintre, c’est la croissance dans la lumière, la croissance comme vie dans l’espace. Le peintre ne cherche pas à peindre le non-visible, mais à comprendre et à aimer le visible, et c’est ainsi qu’il découvre et rend compte de cette énergie de croissance, énergie de forme ou d’apparition qui est une véritable ressource.
Que les apparences du monde, les formes, les états de lumière, lorsqu’ils sont vraiment vus, éprouvés, profondément compris, constituent une ressource fondamentale de vie et de pensée, voilà quelque chose que science et religion, avec leur volonté incessante de «traverser les apparences», nous ont désappris.
Thoreau: «Que sont ces rivières, ces collines, hiéroglyphes que mes yeux contemplent? […]. C’est un fait aussi glorieux que l’expérience la plus intérieure. Pourquoi avons-nous calomnié l’extérieur?» «L’homme le plus riche est celui qui trouve dans la nature une réserve toute fraîche de tropes et de symboles, avec quoi décrire sa vie.»
5.
J’en viens à présent à la deuxième piste de travail annoncée: le signe. L’instrument le plus puissant peut-être que les humains ont inventé est le langage. Il nous sert à la fois à communiquer entre nous et à dialoguer avec le monde. Y a-t-il lieu de séparer et surtout de hiérarchiser ces deux fonctions? Une conception du langage qui en fait principalement un instrument de communication interne à la société humaine risque de refermer la société sur elle-même et d’appauvrir le langage. Car, et pas seulement dans ses caractères matériels, phoniques et graphiques, le langage se nourrit des formes et des forces naturelles, des mouvements animaux et géophysiques, des apparences vivantes du monde. Et c’est bien pourquoi, en retour, il est capable de dire le monde. Et c’est en parlant du monde (ou plutôt «avec» le monde, comme on dit parler avec les mains), qui leur est commun, que les hommes peuvent communiquer entre eux.
Le langage est-il un facteur de fermeture de la société sur elle-même, ou un facteur d’ouverture au monde? Cette question nous conduit au cœur du projet géopoétique.
Reprenons la formulation qu’en donne Kenneth White dans la préface du Plateau de l’Albatros:
«À la suite de Bateson (et de quelques autres poètes-penseurs planétaires), ce livre se voudrait une contribution à la mise en lumière des rapports entre la nature et la pensée. Mais d’une manière plus concrète que les discours tenus jusqu’ici, plus imagée, plus parlante – en un mot, plus (géo)poétique.»
D’une manière très générale, le rapport nature/pensée, est une question de langage. L’enjeu de tout travail géopoétique est l’augmentation de la richesse du langage, en tant que celui-ci à la fois conditionne et résulte de notre rapport au monde. En ce sens, on peut dire que l’art, l’art plastique en particulier, a pour fonction générale la création de signes – à condition de s’entendre sur le sens de ces mots.
Écoutons Matisse:
«Vous savez, ces statues birmanes, avec le bras très long, très souple… cela se termine par une main qui semble une fleur au bout de sa tige… C’est le signe de la main birmane. [… 1 Il suffit d’inventer des signes. Quand on possède un authentique sentiment de la nature, on peut créer des signes qui soient autant d’équivalents entre l’artiste et le spectateur. [… ] Il faut étudier longtemps un objet pour savoir quel est son signe.» «L’importance d’un artiste se mesure à la quantité de nouveaux signes qu’il aura introduits dans le langage plastique.»
Pourtant la notion de signe plastique n’est pas sans danger, parce qu’elle se prête à d’innombrables interprétations réductrices. Le langage n’est ni purement sociologique, ni purement plastique, et comme dit Pascal, qui veut faire l’ange fait la bête. À n’être que sociologique, on tombe vite dans «l’éternel reportage» que dénonçait Mallarmé; et à vouloir ne pas l’être, on glisse vers l’insignifiance. C’est ce que Lévy-Strauss a bien diagnostiqué il y a déjà quelque trente ans (Entretiens avec Georges Charbonnier):
«Je ne vois pas de différence fondamentale entre ces deux impasses, si je puis dire, où se trouve acculée la peinture contemporaine, ou bien le cul-de-sac Picasso, qui l’oblige à jongler avec des manières différentes, les unes après les autres, parce que les signes n’ont plus, d’un système de signes, que la fonction formelle; en fait, et sociologiquement parlant, ils ne servent pas à la communication au sein d’un groupe; ou bien les tentatives des abstraits qui, eux, ne multiplient pas chacun pour son compte, les systèmes des signes, mais où chacun essaye d’analyser son propre système, de le dissoudre, de l’épuiser totalement, et qui le vide alors de sa fonction significative, en lui retirant jusqu’à la possibilité de signifier. Il me semble qu’il y a là deux démarches qui sont, l’une et l’autre, des démarches désespérées et complémentaires…»
Lévy-Strauss semble feindre d’ignorer que c’est délibérément que les peintres de ce siècle ont voulu arracher le signe à un système de communication sociale étriqué, à un répertoire de significations de plus en plus Pauvres. Mais cette «libération du signe» ne peut dépasser le stade du nihilisme, ne peut «redevenir langage», que par une réelle ouverture au monde. C’est peut-être une telle ouverture qui avait commencé, au début du siècle, en direction des arts africains et océaniens, et déjà avec l’impressionnisme et Cézanne, sur les berges de la Seine et au pied de la Sainte-Victoire. L’art contemporain ne s’est pas trompé, il s’est peut-être arrêté en chemin… Il a, dans le feu de la bataille Pourrait-on dire, perdu le sens du signe – et ce faisant il a perdu à la fois le sens du monde et le sens du peuple (je pense à la formule de Paul Klee: «Le peuple manque»). Je note en passant que ceux des grands peintres de ce siècle qui ont malgré tout conservé ce sens du signe sont ceux qui, comme Matisse, Braque ou Picasso, ont toujours entretenu un rapport étroit avec les poètes.
Le signe, cet instrument dont nous ne saurions nous passer pour dialoguer avec le monde et entre nous, n’est pas une affaire de pure plastique, mais de poétique, de géo et même de géo-psycho-socio-poétique.
6.
Pour esquisser une conception géopoétique du signe, il faut donc l’aborder simultanément par la plastique et par la poétique, en développant une sorte de parallélisme. Le poète et le peintre recherchent tous deux une «mise en lumière des rapports entre la nature et la pensée», mais ils ne considèrent pas ce rapport du même côté, si l’on peut dire. Il s’agit dans les deux cas de révéler la «parenté», la compatibilité profonde des deux termes du rapport, d’expérimenter la beauté et la fécondité de la rencontre entre la pensée et la terre. Le travail géopoétique est précisément cette rencontre, cette sorte d’alchimie par laquelle chacun des deux pôles entre en résonance avec l’autre, devient l’autre. Et c’est ici que l’on peut comprendre la différence d’approche entre le peintre et le poète. Le travail du poète correspond à un devenir monde du langage, tandis que celui du peintre est un devenir-langage du monde.
Le travail poétique est bien décrit par la section 49 du Grand Rivage de Kenneth White, qui définit la poésie:
langage exemplaire / subtil comme la fleur / fluide comme la vague / souple comme le rameau / puissant comme le vent / dense comme le roc / unique comme le moi / beau comme l’amour.
Ce qui est suggéré là n’est pas d’introduire des métaphores dans le langage, mais que le langage lui-même, en tant que tel, «prenne exemple» sur le monde, dans le monde. Seul un tel langage «exemplaire du monde», redevenu monde, est capable d’être un chemin plutôt qu’un écran. Mais ce chemin, entre le langage et le monde, ne peut qu’être parcouru dans les deux sens simultanément. Le langage ne peut s’inspirer du monde que si, de son côté, le monde fait signe, «parle», entre à son tour dans un devenir-signe. Les arts plastiques correspondent à un devenir-signe de la terre, à un devenir-logos du monde. Le peintre est celui qui perçoit cela, qui lit le monde, qui appréhende le monde comme poème. C’est d’ailleurs pourquoi un poète doit aussi être peintre.
Quelques mots sur cette notion de «devenir», que j’emprunte à Gilles Deleuze parce qu’elle me paraît particulièrement adéquate pour tenter d’appréhender d’une manière nouvelle la nature même des opérations de l’art. Nous avons, depuis des siècles, été habitués à un certain modèle dominant de l’action productive: celui de la transformation, ou formation, ou déformation. Aristote le nomme schéma hylémorphique (de hylé, matière): exemple du potier qui donne une forme à de l’argile amorphe. Selon cette conception, agir, faire, c’est fondamentalement transformer la nature. La seule alternative serait, la contemplation passive.
Selon moi, la situation confuse de l’art aujourd’hui reflète la crise du concept de l’action productive dans notre culture, son oscillation entre violence et passivité. La notion de devenir me semble constituer une ouverture, parce qu’elle est beaucoup plus large que celle de transformation. Alors que la transformation suppose toujours un agent et un patient (le transformeur et le transformé), la relation entre les deux termes d’un devenir (A devient B) est plus subtile et plus variable. A ne devient pas B sans que B devienne A à son tour. Et A ne cesse pas d’être A en devenant B.
On se souvient de la formule de Nietzsche: «Deviens ce que tu es.» Et du ce fameux apologue Zen:
«Au commencement les montagnes étaient des montagnes et les rivières des rivières. Puis les montagnes n’étaient plus des montagnes ni les rivières des rivières. Mais à la fin, les montagnes sont redevenues des montagnes, et les rivières des rivières.»
Le concept le plus intéressant est peut-être celui du redevenir…
La terre redevenue terre. Le monde «ready-made». C’est peut-être le véritable horizon d’un art géopoétique. Le redevenir terre de la terre – ce qui ne signifie nullement un «retour en arrière», car le redevenir n’est pas un revenir, mais le mouvement même du devenir qui invente, renouvelle et échange sans cesse ses termes, ses étapes, ses moments. Mouvement poétique du devenir-signe et du devenir-monde inséparables l’un de l’autre.
Le devenir-signe de la terre, à la base de tout art plastique, est l’événement par lequel la terre devient expressive, et donc visible. Car on ne voit que ce qui parle, ce qui nous fait signe. Le peintre est celui qui voit le monde, mais pas du tout en un sens purement sensoriel (qui n’a d’ailleurs aucun sens). Car les choses n’apparaissent vraiment qu’en devenant signifiantes. Elles émettent des signes et pas seulement des photons. Le peintre – c’est-à-dire n’importe quel homme qui voit vraiment – lit ces signes en même temps qu’il assiste à l’apparition des choses. Le signe n’est pas un simple reflet des choses, mais ce qui accompagne et parfois suscite leur apparition. Et il sert à bien d’autres choses encore, car il devient langage, métaphore créatrice qui est un instrument de pensée, ressource-logos au-delà de sa source…
7.
J’ai parlé à plusieurs reprises d’un rapport Homme-Monde, ou Nature-Pensée, ou entre la terre et les signes, esprit et matière, etc. Cette notion de rapport, Même si les termes en sont fluctuants, joue un rôle fondamental, et c’est sur elle que je veux m’appuyer pour, en conclusion, évoquer la question de la composition d’une œuvre d’art géopoétique. Le point important est que l’indétermination dont je viens de parler (elle n’affecte pas seulement les termes mais aussi les modalités du rapport, puisque l’on parle aussi bien de relation, de rencontre, d’exploration, de devenir, etc.), loin d’être une gêne ou une marque d’imprécision, est au contraire un aspect essentiel de ce qui est en question.
En effet, le rapport géopoétique implique essentiellement la possibilité de mise en relation de réalités appartenant à des ordres différents. C’est cette mise en rapport, parce qu’elle manifeste la compatibilité profonde, la compossibilité, la composabilité de réalités différentes, qui exprime l’idée de monde. Le monde comme unité harmonique d’un composé Terre + Pensée. On voit bien avec la notion de monde que le rapport géopoétique n’est ni figé ni purement binaire.
En effet, dans ce rapport le monde occupe trois positions différentes:
1) comme l’un des termes du rapport (rapport Homme-Monde);
2) comme totalité harmonique du rapport (Monde = Pensée +Terre);
3) comme le «dehors» de cette même totalité, comme de toute totalité.
On a affaire à un rapport ouvert, mobile, en constant devenir. Or ce qui vaut ici pour la notion de monde vaut aussi pour celle d’œuvre, en ce sens que la qualité géopoétique d’une œuvre serait d’être «analogue à un monde». L’incertitude que nous avons notée dans les termes et les modalités du rapport apparaît alors clairement comme un facteur positif, car c’est elle qui exprime le fait que le rapport n’est pas un face à face de deux réalités métaphysiques figées, ni une sorte de thèse/antithèse dialectique. Cette indétermination reflète le fait que l’œuvre géopoétique est toujours capable d’opérer dans l’ouvert, d’articuler- du divers, du «physique» et du «mental», du proche et du lointain, des lieux de la terre et des figures de la pensée – et c’est en cela qu’elle «fait monde».
Ce qui compte, quels que soient les termes et les modalités du rapport, c’est:
1) que les termes soient toujours porteurs d’une différence, que l’un soit toujours comme le «dehors» de l’autre (rapport exotique, au sens que Segalen donne à ce mot);
2) que leur mise en rapport exprime néanmoins, et d’autant plus, une profonde communauté ou compatibilité, c’est à-dire le fait que les deux termes appartiennent bien à un même monde. Monde qu’il faudra à son tour mettre en rapport avec un dehors, etc.
Cela signifie que l’œuvre géopoétique n’est jamais un acte ou un objet isolé. Elle ne vaut que d’être elle-même en rapport avec un dehors, l’existence la plus large de son auteur, le cadre physique et social, etc. L’œuvre géopoétique est un rapport exotique, dont les termes sont eux-mêmes de tels rapports, et qui est lui-même ouvert sur d’autres rapports plus vastes.
Eh bien, ce rapport exotique, qui est aussi érotique, rapport en perpétuel devenir toujours capable de réinventer ses termes et ses modalités, ses instruments et ses signes, je crois que c’est le seul principe de composition géopoétique.
Ah, un dernier mot. Pourquoi ai-je intitulé mon propos «Laboratoire de géopoétique appliquée»? Parce qu’il y a du pain sur la planche, parce qu’il y a beaucoup d’instruments, de signes et de ressources à inventer, et parce que ce travail n’est peut-être plus seulement une affaire d’art sublime et solitaire, mais un projet au moins partiellement partageable, au sein duquel les travaux et les œuvres pourraient enfin s’additionner pour composer, oh, très progressivement, l’organon d’une nouvelle expérience de la terre.
George Amar